«Hélas ! pourquoi faut-il que derrière la beauté des symboles il y ait seulement l'impuissance
et la vanité des chimères.» Jankélévitch
Je passe de longues heures assis sur mon tracteur à faire une beauté des champs.
J'aime sa lenteur, le bruit de son moteur, j'aime sa forme ainsi que sa couleur. Il est du lot de
l'ancien temps, il est âgé de quarante ans et sa mécanique est si simple que l'on se demande encore
quels sont les génies qui l'ont conçu, les artisans qui l'ont monté, les vendeurs qui l'ont vendu,
les cultivateurs qui l'ont acheté et pourquoi, bien sûr, «il ne s'en fait plus des comme ça».
Les vieux tracteurs de ferme achèvent leur temps, mais ils ont la vie dure. Vous en apercevez
encore souvent qui montent la garde près des anciennes granges qui menacent de s'écrouler,
mais qui tardent tant à le faire, comme chacun sait. À l'ombre des vieilles planches, la vieille
machine patiente. Curieusement, dans laplupart des cas, les moteurs tournent toujours
et les vieux tracteurs ne demandent qu'à «virer». Ils veulent accumuler les heures.
Ces engins font partie de la génération mécanique où l'amour de
la machine constituait un chapitre en soi dans le manuel d'opération. Un tracteur que l'on bat,
que l'on néglige, que l'on oublie, que l'on ignore dans les recoins noirs des terres mal
entretenues est un tracteur condamné. Cela a toujours existé, des tueurs de tracteurs,
c'est-à-dire des cultivateurs sans coeur. Comme on crevait ses chevaux, comme on maltraitait
les animaux.
La revanche est parente de la frustration, elle-même cousine de
la méchanceté. Alors, «on se revenge sur les bêtes», comme s'il était normal de les battre à
mort. Moteur battu, moteur crevé, machine gaspillée, et prématurément usée.
Dans les cas contraires, lorsque la machinerie est respectée, ces
vieux tracteurs développent une loyauté étonnante, ainsi qu'une surprenante longévité.
Le tracteur que je conduis étant celui que j'aime, il ne montre pas de signes inquiétants. Il a
une gueule ancienne, pour sûr, un nez trop long, un nez trop rond.
Mais il ne me la fait jamais, la gueule, justement. Sa face
désuète est fort aimable, sa forme attachante, il n'affiche pas encore la pathologie formelle
de l'électronique, la «drababilité» générale de tout. (Avez-vous remarqué combien les
ordinateurs sont immanquablement d'un ton qui tire sur le beige?) Disons simplement que son
allure est compliquée, mais que son coeur est facile à comprendre.
Je passe des heures assis sur mon tracteur à faire une beauté des
champs. Comme lui, je souhaite ne jamais en finir avec ce travail inutile qu'il faut toujours
recommencer. Les moteurs qui tournent sont autant de sons minimalistes qui valent bien à mon
oreille une musique trop étudiée. Mais qui pourrait comprendre un pareil retardataire, une
semblable «sauvagerie»? Sinon cette vieille machine déclassée à qui d'ailleurs je parle et à
laquelle je me confie.
Sur mon tracteur, je pleure, sur mon tracteur, je ris.
SERGE BOUCHARD, anthropologue et écrivain
L'Agora, vol. 3, no 6, avril 1996