Dans notre monde, je parle de l'Occident, tout est nouveau, tout change; ce qui est
jeune est bon, le changement est nouveau, la nouveauté est changeante et qu'on soit
humain ou grille-pain, il n'est pas recommandé de vieillir.
Le monde est né d'hier, il commence aujourd'hui et renaîtra demain. Nous parlons
naturellement de prévenir les marques du temps, anti-tache, anti-rouille, anti-ride,
anti-vieillesse. Sans anti, pas d'espoir. Vieux schnouk, vieux de la vieille, vieux machin,
vieille chouette, la mode est à tout sauf à l'ancien.
Si la vieillesse est un naufrage, alors je donne ma langue au chat. La vie ne serait
finalement que ce grand voyage de l'absurde où nous traversons périls et océans,
déserts et continents pour mieux glisser, ridicules et impotents sur la pente irréversible
de la fatalité.
Il est vrai que l'on meurt. Il est encore plus vrai que nous nous amenuisons avec le
temps rapport au fonctionnement et aux apparences de notre corps. Mais ce serait bien
un comble de laisser aux émotions faciles le soin de traiter de la chose. Et pourtant, la
vieillesse en a frappé plus d'un depuis la jeunesse de
l'espèce. Des études récentes révèlent que lorsque nous ne mourrons pas, nous
vieillissons. J'en connais, décédés un peu tôt, qui aurait tout donné pour vieillir en paix.
Toutefois sur le sujet du vieux, je ne sais pas de sociétés plus mal barrée que la nôtre.
Si nous ne sommes pas incompétents, alors nous sommes de mauvaise foi. Nous
faisons tout pour dramatiser la vieillesse, tout pour la rapetisser, la rendre déplorable et
la disqualifier. Oui, il se cache du "petit" dans notre regard
moderne sur le vieux. Petits vieux, petites vieilles qui font des petits dodos, des petits
pipis, ils prennent des petites marches, des petites pilules, ils reçoivent de la petite
visite, un petit-fils, une petite-fille, ils mangent comme des petits oiseaux et puis
meurent comme des petits poulets.
La sensibilité de la durée n'existe tout simplement pas. La valeur du temps s'annule
depuis que, dans notre esprit, tout ce qui dure perd des plumes. Il pleurera à chaque
ride, il maudira ses cheveux gris, il paniquera au premier mal de dos, au premier signe
d'arthrite, celui pour qui la beauté se résume toute
entière au look de la jeunesse.
Nul ne sait plus assumer ses pertes de mémoire et plus personne ne sait boiter.
Personne ne se vante de son grand âge, la durée n'en impose plus. Nous ne préparons
pas notre vieillissement. Nous préparons notre retraite comme on prépare ses vacances
mais nul n'envisage réellement sa vieillesse. Nous la nions
plutôt, nous la craignons et nous renouvelons les mots pour cacher nos frayeurs : âge
d'or, troisième âge et autres inepties. Comme si le mot vieillard était déjà trop vieux.
Je ne dis pas que vieillir est agréable. Mais on meurt à tous les âges, on est malade en
été comme en hiver, on déprime à n'importe quel moment de sa vie, les crétins se
retrouvent fréquemment et partout dans la colonne de la vie et j'ai connu trop de vieux
et de vieilles qui rebondissaient mieux que certains jeunes prématurémennt épuisés
pour m'inquiéter sérieusement du temps qui passe.
Je crains la maladie, je crains le gagaïsme, je crains le scandale de la souffrance et de
la perte. Mais je ne crains pas mon âge et tous les âges que j'atteindrai. Je me propose
d'embrasser chacune des années qui me seront données. Avec une canne en merisier
que je lèverai au ciel, je clamerai mon grand âge sur tous les toits de la ville et je serai
le premier responsable de ma fierté, si Dieu me prête l'amour et la santé.
Nous devrions respecter nos vieux parce qu'ils sont vieux, un point c'est tout. Les vieux
sont des pierres
et des monuments, des arbres tutélaires, des âmes sculptées par le temps. Les vieux
sont des témoins
principaux. Ils représentent le temps passé et ce sont eux, l'histoire. À quatre-vingts
ans, ma mère est si
belle qu'elle donne à tous les jours un nouveau sens à la notion de dignité.
J'espère ma vieillesse comme j'ai espéré toute ma vie. J'aurai la peau comme une
écorce très ancienne, profondément ridée. Je serai honorable mais je serai armé. À la
pointe du fusil, je forcerai les jeunes à écouter mes platitudes et jongleries. Et je tirerai
un coup de semonce au premier qui me proposera une
petite collation, un petit voyage en autobus, voire un petit n'importe quoi. Tous les
vieux devraient être armés...